LA BARBE-BLEUE:
conte
par Charles Perrault
de Les CONTES DE FÉES en prose et en vers
deuxième édition
revue & corrigée sur
les éditions originales
et précedée d'une lettre ciritique
par Ch. Giraud
de l'Insititut
Lyon
Imprimerie Louis Perrin
MDCCCLXV
IL étoit une fois un homme qui avoit de belles
maisons à la
ville & à la campagne, de la vaisselle d'or & d'argent, des meubles en
broderies, & des carrosses tout
dorés. Mais, par malheur, cet homme avoit la barbe bleue:
cela le rendoit si laid & si terrible, qu'il n'étoit ni
femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui.
Une de ses voisines, dame de qualité, avoit deux
filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en
mariage, & lui laissa le choix
de celle qu'elle voudroit lui donner. Elles n'en vouloient point
toutes deux, & se le renvoyoient
l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût
la barbe bleue. Ce qui les dégoûtoit encore, c'est qu'il avoit déjà
épousé plusieurs femmes, & qu'on ne savoit ce que ces femmes
étoient devenues.
La Barbe-Bleue, pour faire connoissance, les mena, avec leur mère
& trois ou quatre de leurs meilleures amies, & quelque jeunes gens
du voisinage, à une de
ses maisons de campagne, où on demeura huit
jours entiers. Ce n'étoit que promenades, que parties de
chasse & de pêche, que
danses & sestins, que
collations: on ne dormoit point & on passoit toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres; enfin
tout alla si bien que la cadette
commença à trouver que le maître du logis
n'avoit plus la barbe si bleue,
& que c'étoit un fort honnête homme. Dès qu'on
fût de retour à la ville, le mariage se conclut.
Au bout d'un mois, la Barbe-Bleue dit à sa femme qu'il étoit obligé de
faire un voyage en province, de six semaines
au moins, pour une affaire de conséquence; qu'il la prioit de se bien divertir pendant son absence; qu'elle fît venir ses bonnes amies; qu'elle les menät à la
campagne, si elle vouloit; que
partout elle fît bonne chère. «Voilà, lui
dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles; voilà
celles de la vaisselle d'or &
d'argent, qui ne sert pas tous
les jours; voilà celles de mes coffres-forts où
est mon or & mon argent; celles
des cassettes où sont mes pierreries, & voilà le
passe-partout de tous les
appartemens. Pour cette petite cles-ci, c'est
la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement
bas: ouvrez tout, allez partout; mais, pour ce petit cabinet, je
vous défends d'y entrer, & je vous le défends de
telle forte que, s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que
vous ne deviez attendre de ma colère.»
Elle promit d'observer
exactement tout ce qui lui venoit d'etre ordonné, & lui,
après l'avoir embrassée, monte dans son carrosse, & part pour son voyage.
Les voisines & les bonnes
amies n'attendirent pas qu'on les envoyat querir pour aller chez la
jeune mariée, tant elles avoient d'impatience de
voir toutes les richesses de
sa maison, n'avant osé y venir pendant que le mari y
étoit, à cause de
sa barbe bleue, qui leur
faisoit peur.
Les voilà aussitôt
à parcourir les chambres, les cabinets, les
garde-robes, toutes plus belles & plus riches les unes que les
autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne
pouvoient assez admirer le
nombre & la beauté des tapisseries, des lits, des sophas, des cabinets, des guéridons, des
tables & des miroirs, où l'on se voyoit depuis les pieds jusqu'à la tete, & dont les bordures, les
unes de glace, les autres d'argent & de vermeil doré,
étoient les plus belles & les plus magnifiques qu'on
eût jamais vues. Elles ne cessoient d'exagérer & d'envier le
bonheur de leur amie, qui, cependant, ne se divertissoit point a voir toutes
ces richesses, à
cause de l'impatience qu'elle
avoit d'aller ouvrir le cabinet
de l'appartement bas.
Elle fut si pressée de sa curiosité, que, sans considérer qu'il étoit
malhonnête de quitter sa
compagnie, elle y descendit un
petit escalier
dérobé, & avec tant de précipitation qu'elle
pensa se rompre le cou deux ou trois fois. Etant
arrivée à la porte du cabinet, elle s'y
arrêta quelque temps, songeant à la défense que son
mari lui avoit faite, & considérant qu'il pourroit lui arriver
malheur d'avoir été désobéissante; mais la tentation étoit si forte, qu'elle ne put la surmonter:
elle prit donc la petite clef, & ouvrit en tremblant la porte du cabinet.
D'abord elle ne vit rien, parce que les fenetres étoient
fermées. Après quelques momens, elle
commenca à voir que le plancher étoit tout couvert de
sang caillé, & que, dans
ce sang, se miroient les corps de plusieurs femmes mortes, & attachées le
long des murs: c'étoit toutes les femmes que la Barbe-Bleue
avoit épousées, &
qu'il avoit égorgées l'une après l'autre. Elle
pensa mourir de peur, & la clef
du cabinet, qu'elle venoit de retirer de la serrure, lui tomba de la main.
Après avoir un peu repris ses sens,
elle ramassa la clef,
referma la porte, & monta à sa chambre pour se remettre un peu; mais elle n'en pouvoit
venir à bout, tant elle étoit émue.
Ayant remarqué que la clef du cabinet étoit
tachée de sang,
elle l'essuya deux ou trois
fois; mais le sang ne s'en
alloit point: elle eut beau la laver, & même la
frotter avec du sablon & avec du
grès, il demeura toujours du sang, car la clef étoit fée, & il
n'y avoit pas moyen de la nettoyer tout à fait: quand on
ôtoit le sang d'un
côté, il revenoit de l'autre.
La Barbe-Bleue revint de son
voyage dès le soir
même, & dit qu'il avoit reçu des lettres, dans le
chemin, qui lui avoient appris que l'affaire pour laquelle il
étoit parti venoit d'être terminée à
son avantage. Sa femme fit tout
ce qu'elle put pour lui témoigner qu'elle étoit ravie
de son prompt retour.
Le lendemain, il lui redemanda les clefs; & elle les lui donna,
mais d'une main si tremblante,
qu'il devina sans peine tout ce
qui s'étoit passé. «D'où vient, lui ditil,
que la clef du cabinet n'est
point avec les autres?--Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut sur ma table.--Ne manquez pas, dit la
Barbe-Bleue, de me la donner tantôt.»
Après plusieurs
remises, il fallut apporter la
clef. La Barbe-Bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme: «Pourquoi y
a-t-il du sang sur cette clef?--Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme,
plus pale que la mort.--Vous n'en savez rien! reprit la Barbe-Bleue; je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer
dans le cabinet! Eh bien, madame, vous y entrerez & irez prendre
votre place auprès des dames que vous y avez vues.»
Elle se jeta aux pieds de
son mari en pleurant, & en lui
demandant pardon, avec toutes les marques d'un vrai repentir, de
n'avoir pas été obéissante. Elle auroit attendri un rocher, belle
& affligée comme elle étoit; mais la Barbe-Bleue
avoit le coeur plus dur qu'un rocher. «Il faut mourir, madame,
lui dit-il, & tout à l'heure.--Puisqu'il faut mourir, répondit-elle en le
regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de
temps pour prier Dieu.--Je vous donne un demi-quart d'heure, reprit
la Barbe-Bleue; mais pas un moment d'avantage.»
Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa soeur, &
lui dit: « Ma soeur Anne,
car elle s'appeloit ainsi,
monte, je te prie, sur le haut
de la tour pour voir si mes
frères ne viennent point: ils m'ont promis qu'ils me
viendroient voir aujourd'hui, &, si tu les vois, fais leur signe de se
hâter.» La soeur Anne
monta sur le haut de la
tour; & la pauvre affligée lui crioit de temps en
temps: «Anne, ma soeur Anne,
ne vois-tu rien venir?» Et la soeur Anne lui répondoit: «Je ne
vois rien que le soleil qui
poudroie, & l'herbe qui verdoie. »
Cependant, la Barbe-Bleue, tenant un grand coutelas à
sa main, crioit de toute sa force à sa femme; «Descends vite, ou je monterai
là-haut.--Encore un moment, s'il vous plaît,» lui
répondoit sa femme; &
aussitôt elle crioit tout
bas: «Anne, ma soeur Anne,
ne vois-tu rien venir?» Et la soeur Anne répondoit: «Je ne vois
rien que le soleil qui poudroie,
& l'herbe qui verdoie.»:
«Descends donc vite,
crioit la Barbe-Bleue, ou je monterai là-haut.--Je m'en
vais,» répondoit la femme; & puis elle crioit:
«Anne, ma soeur Anne, ne
vois-tu rien venir?--Je vois, répondit la soeur Anne, une grosse poussière qui vient de ce
côté-ci...--Sont-ce mes frères?--Hélas?
non, ma soeur: c'est un troupeau de moutons...--Ne veux-tu pas
descendre? crioit la Barbe-Bleue.--Encore un moment,»
répondoit sa femme; &
puis elle crioit: «Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?--Je
vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce
côté-ci, mais ils sont bien loin encore.--Dieu soit loué! s'écria-t-elle un
moment après, ce sont mes
frères. Je leur fais signe tant que je puis de se hâter.»
La Barbe-Bleue se mit
à crier si sort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, & alla se jeter à ses pieds tout épleurée (1) &
tout échevelée. «Cela ne sert de rien, dit la Barbe-Bleue; il faut
mourir.» Puis, la prenant d'une main par les cheveux, & de
l'autre levant le coutelas en l'air, il alloit lui abattre la
tête. La pauvre femme, se
tournant vers lui, & le regardant avec des yeux mourans, le pria de
lui donner un petit moment pour se recueillir. «Non, non, dit-il,
recommande-toi bien à Dieu;» & levant son bras... Dans ce moment, on heurta si sort à la porte que la Barbe-Bleue
s'arrêta tout court. On ouvrit, & aussitôt on vit entrer deux cavaliers,
qui mettant l'épée à la main, coururent droit
à la Barbe-Bleue.
(1) C'est la leçon de
l'édition originale.
Il reconnut que c'étoit les frères de sa femme l'un dragon
& l'autre mousquetaire, de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour
se fauver; mais les deux
frères le poursuivirent
de si près
qu'ils l'attrapèrent avant qu'il pût gagner le perron.
Ils lui passèrent leur
épée au travers du corps, & le laissèrent mort. La pauvre femme
étoit presque aussi morte que son mari, & n'avoit pas la force de se lever pour embrasser ses
frères .
Il se trouva que la
Barbe-Bleue n'avoit point d'héritiers, &
qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à
marier sa soeur Anne avec un jeune gentilhomme dont elle
étoit aimée depuis longtemps; une autre partie
à acheter des charges de capitaines à ses deux frères, & le reste à se marier elle-même à un fort
honnête homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle
avoit passé avec la
Barbe-Bleue.
MORALITÉ.
La curiosite, malgré tous res attraits,
Coûte fouvent bien des regrets;
On en voit, tous les jours, mille exemples paroître.
C'est, n'en deplaire au rexe, un plaisir bien léger;
Dès qu'on le prend, il cesse d être.
Et toujours il coûte trop cher.
AUTRE MORALITÉ.
Pour peu qu'on ait l'esprit
sensé,
Et que du monde on sache le
grimoire,
On voit bientôt que cette histoire
Est un conte du temps passe.
Il n'est plus d'époux
si terrible,
Ni qui demande l'imposilble,
Fût-il malcontent & jaloux.
Près de sa femme on le
voit filer doux;
Et, de quelque couleur que sa
barbe puisse être,
On a peine à juger qui des deux est le maître.
(End.)